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Le livre du mois : août 2024

Ressources du christianisme

Mais sans y entrer par la foi
Recension : Jean-Luc Ewald
Parution

Recension de Jean-Luc Ewald et article de Hubert Herbreteau, Évêque émérite d'Agen.

François Jullien, philosophe, non content de constater le déclin du christianisme, entreprend de répondre à la question : qu’est-ce le christianisme à fait entrer dans la pensée de l’existence ? S’écartant d’y entrer par le préalable de la foi, il développe une philosophie du christianisme recherchant à montrer ce qu’il a d’exploratoire et d’effectif pour « l’homme » : un être en devenir, ou mieux en advenir, ne cessant de se détacher de lui-même pour se faire autre, ce qui fait sa capacité à se tenir hors de soi et proprement « ex-ister ». 

Ni vérités, ni valeurs, ni richesses, ni racines – le propre du christianisme a été de dés-enraciner le judaïsme, il cite comme ressources les quatre évangiles, quatre regards différents sur la question essentielle : qu’est-ce qu’être effectivement vivant ? S’inspirant du prologue de Jean, il nous conduit à considérer l’aspect inouï de l’événement – l’entrée de Jésus dans notre histoire, et le présente comme un surgissement plutôt qu’une rupture. C’est la capacité de devenir qui fait événement. L’être est enfanté par le devenir et non pas l’inverse, devenir devient advenir. Un advenir ayant un avenir qui n’est pas contenu dans ce qui l’a précédé, de l’inédit est possible. Le Christ est celui à travers qui est possible cet advenir effectif, qui se promeut en vie, en vraie vie.

François Jullien nous ouvre la porte d’un nouveau sens du possible, existentiel, tel qu’on puisse s’arracher à soi-même, comme à son passé et se « tenir hors » de sa condition antérieure ou normée. Ceci s’applique à l’irruption d’un événement de la vie personnelle. J’y vois aussi un lien avec ce que les chrétiens sont amenés à reconsidérer de la Tradition apostolique et ecclésiale afin de rouvrir des possibles porteurs de sens pour la pastorale et la mission, démarche soutenue par la CCBF. 

François Jullien, nous fait revisiter l’évangile de Jean, et nous guide pour rebondir sur les événements, les rencontres qui ébranlent nos vies. Rien qu’à ce titre, il mérite vraiment d’être lu.
Jean-Luc Ewald

ressources du christianisme

Présentation de Hubert Herbreteau, Évêque émérite du diocèse d'Agen, trouvée sur le site de Église Catholique de France.
Le christianisme présente–t-il encore aujourd’hui un intérêt culturel et spirituel ? En réponse à cette question, il faut noter que beaucoup de politiques et d’intellectuels se préoccupent des racines chrétiennes de l’Europe et de la France. Mais certains pensent que le christianisme est désormais à reléguer au musée des accessoires démodés. Le christianisme, qu’a-t-on encore à en faire ?

D’autres, en revanche, mettent en valeur les « ressources » du christianisme à redécouvrir et à déployer. Le moment est sans doute venu, comme le fait le philosophe François Jullien dans un texte magnifique, de « dresser le bilan de ce que le christianisme a fait advenir dans la pensée. Qu’a-t-il apporté, ou bien enfoui, en termes de possibles de l’esprit » (Ressources du christianisme, p. 7). Ce texte reprend une conférence prononcée dans le cadre du Cours méthodique et populaire de philosophie à la Bibliothèque nationale de France, en mars 2016, ainsi qu’en mai 2016, à l’Université Catholique de Lyon.

François Jullien, helléniste et sinologue, a développé une riche réflexion interculturelle et une philosophie de l’existence. Dans Ressources du christianisme, il entend se situer en dehors d’une démarche croyante, mais avec beaucoup de rigueur il fait une lecture très passionnante de l’évangile selon saint Jean. François Jullien explique tout d’abord le choix du mot « ressources » à propos du christianisme : « “Racine”, en reportant le regard en arrière, enterre ; tandis que ressource est productif parce que prospectif. De même, racine est identitaire et, par conséquent, sectaire, tandis que ressource appelle au partage » (p. 30).

François Jullien justifie ensuite pourquoi, dans le développement de sa réflexion sur le christianisme, il donne une sorte de préférence à l’évangile selon saint Jean. Il établit pour cela une comparaison avec les
synoptiques et saint Paul. Ceux-ci se sont prononcés sur la nouveauté du christianisme. Marc rappelle qu’il ne faut pas raccommoder un vieux vêtement avec une pièce neuve ou verser du vin nouveau dans la vieille outre. Saint Paul préconise de dépouiller le « vieil homme » et revêtir le nouveau. Traiter de « nouveauté »suppose que l’on prononce un jugement sur la marche de l’histoire, que l’on signifie une rupture. Comme le fait Paul lorsqu’il compare l’ancien et le nouvel Adam.

Il n’en est pas de même pour Jean qui s’attache à penser le christianisme comme un événement inouï,comme un surgissement plutôt qu’une coupure. Les philosophes grecs pensaient le devenir d’un événement en rapport avec l’être qui est l’intemporel, l’éternel. Pour eux, le devenir toujours fatalement voué à la génération et à la déperdition est sans consistance propre. Jean connaît cette conception grecque de l’être et du devenir mais dès son Prologue (Jn 1, 1-18) il apporteu ne originalité. Il montre que le devenir est le lieu et la possibilité d’un événement. Il n’oppose donc pas, comme les philosophes l’ont fait, l’être et le devenir, mais il les accouple. « Était » et « devint » se succèdent : « Au commencement était le Verbe… » (v.1) ; « Tout devint par lui et rien de ce que devint nedevint sans lui » (v. 3). Le verbe egeneto est un aoriste qui signifie advenir. Jean dit qu’un avènement un possible. Tout au long du Prologue, c’est ce egeneto qui est répété. « Advint un homme envoyé par Dieu »(v.6) ; « Le Verbe advint chair » (v. 14) ; « La grâce et la vérité sont advenues par Jésus Christ » (v. 17). Jean ne confond pas ces deux modalités de « l’être » et du « devenir », mais il les répartit soigneusement.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la parole de Jésus, en Jn 13, dans le récit du lavement des pieds : « Je vous le dis à présent, avant que l’événement n’advienne, afin que quand il adviendra, vous croyiez que “Je Suis” » (Jn 13, 19). Il y a bien précédence de l’être par rapport au devenir, mais sans coupure dualiste entre les deux. Pourtant un événement n’est-il pas un résultat, ne procède-t-il pas toujours de ce qui précède (les Grecs aimaient penser en terme de causalité) ? Pour Jean l’événement fait surgir du complètement inédit. Un nouveau jour peut se lever. L’événement Christ peut tout changer, l’impossible devient possible. L’événement est décisif même si on ne l’aperçoit pas d’emblée : « Au milieu de vous se tient un homme (le Christ) que, vous, vous ne connaissez pas » (Jn 1, 26).

Francois Jullien souligne un autre aspect : Jean, dans son évangile, fait une distinction importante entre « être en vie » et « avoir en soi la vie ». Cela correspond à deux mots grecs différents. « Être en vie », c’est
être animé, posséder le souffle de vie. Ce qui s’appelle psuché en rapport avec le nephesh hébreu.« Avoir en soi la vie » c’est avoir la vie en sa plénitude. C’est ce que Jean appelle zôé. On retrouve cette distinction dans l’épisode du bon berger (Jn 10) qui donne (dépose, sacrifie) sa vie (psuché) pour ses brebiset qui est prêt à mourir pour elles afin qu’elles aient la vie en abondance (zôé).

Jean joue sur les mots lorsqu’il fait dire à Jésus, au chapitre 12, 25 : « Qui aime sa vie (psuché) la perd et qui hait sa vie (psuché) en ce monde la garde pour une vie (zôé) qui ne meurt pas. C’est la clé de compréhension de tout l’évangile de Jean lorsqu’il dit qu’il a écrit « pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que, croyant, vous possédiez la vie (zôé) en son nom » (Jn 20, 31).C’est vraiment le dernier mot de la pensée de Jean. Car « avoir en soi la vie » est ce qui définit Dieu, aussi bien que son Fils, et les lie l’un à l’autre : « Comme le Père a en soi la vie, de même il donne au Fils d’avoir en soi la vie » (Jn 5, 21).

Pour François Jullien, cette question de la vie surabondante est « tombée aujourd’hui, par retrait contemporain du religieux, sous la coupe de ce que l’on appelle le “Développement personnel” mêlant des conseils d’hygiène à de la spiritualité à bon marché et faisant son commerce de ce qui n’est plus ni l’un ni l’autre » (p. 59).

François Jullien invite alors à lire le récit de la Samaritaine avec la clé de la vie surabondante (p. 63). Dans son dialogue avec cette femme, Jésus demande l’eau du puits pour combler sa soif, pour son « être-en-vie » mais en retour Jésus donne l’eau vivante : « Jésus lui répondit : “Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : donne-moi à boire, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné l’eau vivante (zôé)” » (Jn 4, 10).
Cette eau deviendra (egeneto) source jaillissant en vie éternelle (zôé aiônios). « Les paroles que je vous dis, poursuit le Christ dans Jean, sont esprit et sont vie (zôé) » (Jn 6, 63).Le livre de François Jullien mérite une grande attention. Il n’est pas banal qu’un philosophe de renom comme lui puisse affirmer que le christianisme a aujourd’hui dans notre Europe sécularisée une fécondité spirituelle et culturelle.

Hubert Herbreteau