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Les « cailloux synodaux », pierres d'achoppement du processus synodal

Cesare Baldi . 05 octobre 2025

Plusieurs voix se lèvent pour nous assurer que le synode est un processus qui, une fois déclenché, ne s’arrêtera pas[1], mais dans plusieurs diocèses le synode a été vécu comme une saison, avec son début et sa fin. La période « post synodale », voulue par le pape François, qui devrait nous amener à une assemblée ecclésiale en octobre 2028, selon la lettre qu’il a adressée au cardinal Grech peu avant son décès[2], est plutôt ressentie comme un épilogue, un achèvement de cette saison.
La question qui demeure maintenant est la suivante : qu’il soit un processus en cours ou une saison presque accomplie, quels sont ses effets dans la vie et la structure ecclésiale ? 

S’il est indéniable qu’au niveau « affectif », pour ainsi dire, le processus synodal a soulevé tant d’espoirs, ouvert tant de perspectives pastorales et promu tant de conversions vers une gestion communautaire de la réalité ecclésiale, d’un autre côté il reste à préciser comment vont se dérouler les choses au niveau effectif. « Conversion et réforme ne sont pas synonymes », rappelle François Odinet à la fin d’un récent article, où il prône l’idée que le processus synodal soit un apprentissage. Il termine d’ailleurs sa réflexion avec cette affirmation : « Comment les catholiques prendront-ils au sérieux la dimension systémique de la synodalité, comment percevront-ils que la réforme conditionne la mission de l’Église en ce monde ? La question demeure ouverte »[1]. Pour passer de la conversion à la réforme, nous proposons ici d’identifier des nœuds systémiques, des « cailloux synodaux », c’est-à-dire des obstacles qui entravent le chemin vers une Église synodale, afin de les enlever et d’aplanir la route. 

Évoquant le génocide rwandais, le cardinal Etchegaray, ancien préfet du conseil pontifical « justice et paix », s’interrogeait sur ce que peut bien signifier encore la mission, lorsque ce sont des chrétiens qui s’entretuent ? René Poujol en témoigne dans son livre « Le synode c’est maintenant » (p. 24). Le problème c’est que le manque de cohérence ne touche pas seulement les chrétiens des jeunes églises du continent africain, mais aussi tous les autres, partout dans le monde : combien de temps dans le vieux continent nous sommes nous farouchement entretués au nom de la religion chrétienne ? Pendant combien de décennies les fervents chrétiens de l’Amérique du Nord ont piétiné les droits de leurs frères du Sud en leur imposant des dictatures d’une violence inouïe ? Et encore aujourd’hui sous nos yeux des frères chrétiens s’entretuent sur le sol ukrainien. On voit des chefs d’état  (démocratiquement élus ou pas) piétiner le droit international, en bombardant des civils sur le « sol ennemi », ou simplement piétiner les droits humains des opposants sur leur propre sol national : n’est-ce pas maintenant le moment de mieux préciser ce qu’est la mission de l’Église face à cette humanité en souffrance ? Ainsi, pour pouvoir marcher ensemble en frères et sœurs, sommes-nous capables de mettre en place les jalons concrets d’une Église synodale ? 

Pour ma part, je vais pointer dix « cailloux » dans le code de droit canonique, dix canons que j’identifie comme pierres d’achoppement pour la construction d’une Église synodale. Je suis bien conscient que chacun de ces dix points pourrait faire l’objet d’un traitement plus approfondi et argumenté, mais je préfère les exposer ici d’une façon synthétique et renvoyer toute ultérieur explication et argumentation à mes précédentes publications[2]. Je préviens d’ailleurs que les propositions suivantes sont celles d’un pasteur appelé à appliquer le droit dans ses initiatives et à témoigner la cohérence entre l’action pastorale et le code en vigueur. Donc le présent article n’est pas une étude de droit canonique mais une proposition pastorale pour une révision de certains canons (ou simples paragraphes) qui semblent s’opposer à la réalisation d’une Église effectivement synodale. Plusieurs des questions que je soulève ont été abordées dans les échanges synodaux et rappelées dans le document final, mais, justement, rien n’indique qu’elles vont être discutées dans un futur proche et que le code va être modifié dans le sens indiqué. Une éventuelle révision du code de droit canonique, conséquence logique de la « réforme structurelle » prévue par le document final[3], pourrait sans doute libérer le chemin de ces entraves mais, en attendant une discussion plus élargie, j’aimerais les mettre en lumière. D’ailleurs le même document final affirme que le processus synodal prévoit deux parcours complémentaires, le « renouveau spirituel » et la « réforme structurelle », qui devraient « rendre l’Église plus participative et missionnaire »[4]. Donc il s’agit finalement d’une préconisation assez claire mais encore passible de rester lettre morte, et vu que les difficultés de conversion spirituelle sont plus abordables de celles qui touchent à la réforme structurelle, car elles se terminent forcément dans l’espace d’une vie, alors que les autres demeurent dans nos institutions, je propose ici de mettre en exergue ces cailloux, pour qu’on puisse ensemble les discerner. Je suis convaincu que, si nous voulons réaliser une communauté synodale, signe et moyen de communion avec Dieu et d’unité du genre humain (cf. LG 1), la réforme ecclésiale doit toucher au moins ces dix aspects, que je vais en suite traiter un par un : le cléricalisme dans sa racine juridique, plutôt que comme attitude intérieure[5] ; le rôle subordonné des laïcs ; l’exclusivité masculine du ministère ordonné ; le pouvoir « souverain » des évêques ; l’anonymat de la communauté paroissiale ; la pyramide décisionnelle ecclésiastique ; la voix consultative des organes de participation pastorale ; la possibilité de célébrer des liturgies sans la participation des fidèles ; l’utilisation ambiguë de la notion de « sujets » dans le code de droit canonique ; et enfin l’absence, dans le même code, du service de charité comme fonction ecclésiale fondamentale. 

1. La racine juridique du cléricalisme : can. 129, §1

« Au pouvoir de gouvernement […] sont aptes, selon les dispositions du droit, ceux qui ont reçu lordre sacré » : voici ce que dit le premier paragraphe du canon 129 du code de droit canonique. Il s’agit du véritable fondement du cléricalisme, car son interprétation littérale justifie toute forme de suprématie des clercs sur les laïcs et sur les religieux. Cette loi sépare, dans le même peuple, ceux qui sont aptes au pouvoir et ceux ou celles qui ne le sont pas ; elle justifie ainsi une caste privilégiée, mise à part des autres. Une telle décision n’a aucun fondement évangélique et il faudrait carrément l’évincer du droit canonique si on veut bâtir une Église synodale, de frères et sœurs avec la même dignité filiale. Le « pouvoir de juridiction », que ce canon rappelle « d’institution divine », ne coïncide pas avec le « pouvoir d’ordre » qui est attribué aux ministres ordonnés : ce lien est le fruit d’une décision arbitraire du législateur, qui exclut ainsi du gouvernement de l’Église une bonne partie du peuple de Dieu. Cette exclusion reste donc injustifiée : il n’y a aucune raison qui empêche n’importe quel membre de la communauté ecclésiale de recevoir ce pouvoir et de l’exercer, au nom du baptême, de la confirmation et de la communion qu’il (ou elle) a reçu et qui le rend apte à participer à la vie du peuple de Dieu dans toutes ses nécessités, telles que sa gouvernance : le corps du Christ que le (ou la) fidèle partage avec ses frères et ses sœurs lui donne cette aptitude en fonction justement du mystère eucharistique. Garder ce canon, dans la formulation actuelle, est un empêchement grave à la réalisation effective d’une Église synodale, car il divise le peuple de Dieu à la place de l’unir. 

2. Le rôle subordonné des laïcs : can. 129, § 2

« À lexercice de ce pouvoir, les fidèles laïcs peuvent coopérer selon le droit » : voici le deuxième paragraphe du canon 129. Il ne s’agit pas d’une « correction » du premier paragraphe, afin de réduire le pouvoir du clergé, mais simplement d’un corollaire qui justifie la séparation de ceux qui sont aptes au pouvoir de ceux et celles qui ne le sont pas. En effet, en admettant les fidèles laïcs à coopérer au pouvoir clérical, qui vient d’être énoncé, on établit le rôle subordonné des laïcs par rapport aux clercs, car ils ne peuvent que coopérer, et finalement on réduit le caractère ministériel de l’Église à une simple initiative de cooptation de leurs responsables clercs. Dans une Église synodale c’est la communauté dans son ensemble qui est appelée à identifier les charismes de ses composants pour leur confier un ministère et ce processus ne peut pas être réduit à l’exercice du pouvoir de gouvernement du seule ministre ordonné. On doit d’ailleurs ajouter que la coopération évoquée par ce canon n’est pas précisée, tandis qu’il faudrait la relier au caractère ministériel, ou de service, de tous les pouvoirs dans l’Église ; à ce propos Jésus avait des idées plutôt claires : « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. Mais que le plus grand parmi vous prenne la place du plus jeune, et celui qui commande la place de celui qui sert » (Lc 22, 25-26). Comme le ministère du gouvernement n’est donc pas fait pour commander et ne dérive pas directement de l’ordination, ainsi le rôle subordonné des laïcs est finalement injustifié.

 3. L’exclusivité masculine du ministère ordonné : can. 1024

« Seul un homme baptisé reçoit validement l'ordination sacrée » : vraie pierre d’achoppement pour une véritable réunification du peuple de Dieu, ce canon 1024 est devenu le paradigme non pas de la fidélité aux origines de l’Église, mais de la lourdeur anachronique de l’héritage institutionnel. Si les douze apôtres étaient des hommes, il n’y a aucun empêchement pour que leurs successeurs soient aussi des femmes ; d’ailleurs parmi les 72 disciples envoyés en mission (cf. Lc 10, 1-20) il est plus que probable qu’il y ait eu des femmes, vu qu’il y en avait beaucoup parmi ses disciples (cf. Mc 15, 41 et Lc 8, 3). Ce canon dresse un mur de séparation entre les disciples fondé sur une vision culturelle typique d’une certaine époque, plutôt que sur une injonction évangélique. Éliminer cette restriction, c’est abattre le mur qui sépare les fidèles, et il suffirait de modifier un seul mot : à la place de « homme » (vir dans le texte latin) on pourrait simplement écrire « fidèle » (christifidelis) et le canon garderait tout son sens. À vrai dire on pourrait discuter que le code pose le baptême comme condition préalable, pour accéder à l’ordination ; il faudrait peut-être demander tous les trois sacrements de l’initiation, et en particulier la communion : pour être ordonné au service de l’église, sacrement d’unité, il faut d’abord être au service de la communion. Mais, en effet, les canons suivants se chargent de donner un cadre exhaustif aux nécessités requises aux ordinands, donc on peut se limiter au baptême, comme condition de base. La vraie question de fond, qui reste incontournable, c’est son appartenance à la communauté, plutôt que son sexe ou le premier sacrement requis. En excluant une abondante partie de l’Église à l’ordination, ce canon divise et sépare l’unique peuple de Dieu, au lieu de le réunir et de le ressembler : il est donc contraire au chemin synodal. 

4. Le pouvoir « souverain » des évêques : can. 381, §1

« À l’évêque diocésain revient, dans le diocèse qui lui est confié, tout le pouvoir ordinaire, propre et immédiat requis pour l’exercice de sa charge pastorale » : voici le canon qui fonde la « souveraineté » de l’évêque dans son diocèse. La communion prévue dans la synodalité demande un degré de fraternité ou de sororité que ce canon empêche : c’est impossible d’être dans le même temps frère et fils de quelqu’un. Pourtant ce canon attribue à l’évêque une véritable fonction paternelle, autre que celle du frère en Christ : il a tout le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire (cf. can. 391, §1) et lui seul représente son diocèse (cf. can. 393). Le système de gouvernance instauré par ce canon correspond au modèle institué par une monarchie absolue. Aucune forme de gestion participative du pouvoir n’est prévue, pourtant cette dernière serait bien plus cohérente avec une gestion synodale de gouvernance : un système efficace et participatif de contrôle permettrait d’appliquer les critères de subsidiarité, propres à la doctrine sociale. Toute possibilité d’atténuer ce modèle de gestion, à travers la constitution d’organes de participation pastorale (conseil épiscopal, conseil presbytéral, conseil pastoral) ne peut qu’apporter un remède palliatif, car ces organes jouent seulement un rôle consultatif et ne sont que l’expression de la seule volonté de l’évêque (à moins qu’il ne décide différemment). Si on veut bâtir une église synodale il faut rendre participative la gestion de l’Église locale en modifiant ce canon et ses corollaires. Le pouvoir de l’évêque ne peut pas être « absolu », car dans l’Église tout est relatif à l’unique maître (cf. Mt 23, 8), comme on le verra à propos du neuvième caillou. 

5. Lanonymat de la communauté paroissiale : can. 518

« En règle générale, la paroisse sera territoriale, cest-à-dire quelle comprendra tous les fidèles du territoire donné » : avec ce canon le code rectifie et annule ce qu’il affirme dans le can. 515 §1, en définissant la paroisse comme une « communauté précise de fidèles ». Plutôt que de clarifier cette définition et d’en tirer des conséquences juridiques, le code préfère revenir sur le critère de juridiction territoriale, qui impose à la paroisse une physionomie géographique et oblige les fidèles à une dépendance automatique, selon leur résidence, comme pour toute administration civile. On enlève ainsi à la communauté paroissiale la possibilité de se constituer comme sujet pastoral, avec ses représentants et ses organes de participation et de gestion pastorale. Elle garde uniquement l’identité d’une assemblée dominicale anonyme et changeante et d’un territoire définit au niveau administratif. Pourtant il est clair que, dans notre actuelle culture de la mobilité, la résidence ne peut plus être considérée comme l’unique critère de participation ecclésiale, comme elle l’était autrefois dans une culture rurale ; il faut établir un critère fondé sur les relations humaines de choix et de proximité, qui déterminent la constitution de véritables cellules de base de vie ecclésiale. Pour bâtir une église synodale, la paroisse doit être assurée dans son identité juridique de « communauté de fidèles », ou d’ensemble de communautés, et non pas simplement comme territoire. Il faut établir et consolider un réseau de relations humaines fraternelles pour constituer une communauté et pour développer des liens d’appartenance il faut doter la « communauté précise de fidèles » d’une personnalité juridique, en lui donnant la faculté de nommer ses propres représentants. En absence d’un mécanisme de représentativité clair, qui donne une subjectivité juridique à la communauté, les fidèles demeurent une masse anonyme et l’unique personne juridiquement reconnue reste le curé, en dépit de tout effort d’engager les uns et les autres pour animer la liturgie ou participer au conseil ou à l’équipe pastorale.

6. La pyramide décisionnelle : can. 532

« Dans toutes les affaires juridiques, le curé représente la paroisse » : comme pour l’évêque dans son diocèse (cf. can. 393), le code établit le curé comme l’unique représentant de la paroisse. Cet article invalide la définition que le même code donne de la paroisse comme « communauté de fidèles » (can. 515, §1). À la place de préciser sa personnalité juridique (comme signalé pour le canon précédent), le code préfère confier à la seule personne du curé la représentativité de la communauté paroissiale, suivant l’ancien critère hiérarchique des sociétés féodales. L’absence de toute perspective de gestion participative est flagrante : inutile de parler de synodalité si la communauté de fidèles disparaît « dans toutes les affaires juridiques ». Pour rendre effective la synodalité ecclésiale, il faut d’abord commencer par concrétiser la nature communautaire de l’église locale, juridiquement reconnue avec une gestion participative de sa gouvernance. Les exemples dans la société civile ne manquent pas : combien de sociétés ou d’associations sont gérées par un conseil d’administration et représentée par un président élu par ses membres ! D’ailleurs la démocratisation du processus décisionnel n’empêche pas l’exercice de l’autorité du curé (ou de l’évêque), mais au contraire elle la précise dans sa fonctionne ministérielle, comme garant de la fidélité à l’évangile et à la tradition ecclésiale, sans pour autant concentrer dans ses mains tous les pouvoirs et toute la représentativité. C’est à ce niveau qu’on distingue une société (à gestion hiérarchique pyramidale) d’une communauté (à gestion participative synodale). Si on n’enlève pas ce caillou, tout processus synodal est voué à l’échec. 

7. La voix consultative : can. 536, § 2 

« Le conseil pastoral ne possède que voix consultative et il est régi par les règles que l'évêque diocésain aura établies » : si au niveau administratif le curé est tenu à constituer un conseil pour les affaires économiques (can. 537), régi par le droit canonique et par les dispositions diocésaines, au niveau pastoral le curé n’est pas tenu à nommer un conseil, à moins que l’évêque ne le juge opportun. Ce manque de rigueur pour les « affaires pastorales », face aux « affaires » tout court, n’est pas un bon indice de la considération que le droit canonique réserve à l’activité pastorale. Dans tous les cas, pour ne pas se tromper, le code rappelle que tant au niveau administratif qu’au niveau pastoral, restent « sauves les dispositions du can. 532 », c’est-à-dire que l’unique représentant de la paroisse, c’est le curé. La participation consultative donne aux deux conseils un rôle très ambigu, qui va de la simple collaboration aléatoire jusqu’à l’insignifiance. D’ailleurs, si l’évêque n’est pas tenu de constituer un conseil pastoral diocésain, sauf « dans la mesure où les circonstances pastorales le suggèrent » (can. 511), à plus fort raison le curé n’est pas tenu de nommer un conseil et de tenir compte de ses suggestions : en tout cas, la voix consultative ne permet pas de prise de décision. Impossible donc une démarche synodale sans modifier cette perspective d’unilatéralisme clérical dans les affaires ecclésiales.

8. La liturgie sans fidèles : can. 837, §2 

« Puisque par leur nature même les actions liturgiques comportent une célébration communautaire, elles seront célébrées avec l'assistance et la participation active des fidèles » : si le deuxième paragraphe du can. 837 terminait là, il serait impeccable, mais la dernière affirmation invalide tout ce qui précède : « là où cela est possible ». Après avoir proclamé clairement que « les actions liturgiques ne sont pas des actions privées » (can. 837, §1) et que c’est le « peuple saint » qui célèbre, sous l’autorité des évêques, et avoir déclaré que ces actions « concernent le corps de l'Église tout entier » et même qu’elles « atteignent chacun de ses membres de façon variée selon la diversité des ordres, des fonctions et de la participation effective », tout est abandonné avec cette conclusion désarmante, qui annule la force de ce qui vient d’être affirmé : encore une fois on établit un jalon important mais, dans le même temps, on le vide de son caractère obligatoire en le laissant optionnel. Si la liturgie est une action du peuple tout entier, la présence et la participation des fidèles ne peuvent pas être optionnelles. L’eucharistie est un service à la communion synodale et jamais un pouvoir exclusif pour ceux qui peuvent la présider tout seuls. Dans une liturgie individualisée le caractère communautaire est vidé de sa portée effective : le pape François disait que « la liturgie se décline avec le “nous”, et tout ce qui vient du “je” est diabolique » (Athénée Saint-Anselme - Rome, le 14 février 2022). Comment peut-on promouvoir une Église synodale qui permette des liturgies individuelles ?

9. Le territoire et les « sujets » : can. 87, §1

« L'évêque diocésain a le pouvoir de dispenser les fidèles des lois disciplinaires tant universelles que particulières portées par l'autorité suprême de l'Église pour son territoire ou ses sujets » : l’utilisation de la notion de « sujet » dans ce canon (mais on la retrouve aussi aux can. 91, 136, 618, 630, 862, 885…) est symptomatique d’une vision féodale plutôt que synodale de l’Église. Les sujets sont assimilés au territoire, donc ils sont membres de la communauté ecclésiale non pas pour leur choix mais pour une simple raison d’état civil. D’ailleurs quand on parle de « sujets », on suppose forcément la présence de « maîtres » : comment peut-on affirmer alors que dans ce même peuple « règne entre tous une véritable égalité », comme on lit au n. 32 de la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium ? Où cette égalité se manifeste-t-elle? Si nous sommes tous égaux, nous sommes tous frères, comme dit Jésus (cf. Mt 23, 8), alors pourquoi le code prévoit des sujets dans la structure ecclésiale ? Si un seul est notre maître (cf. toujours Mt 23, 8), comment peut-on considérer stratifiée à ce point la hiérarchie ecclésiastique ? Pour poursuivre notre chemin synodal il faut reformuler ce canon ainsi que tous les autres qui prévoient une Église sous forme sociétaire, stratifiée en maîtres et sujets, plutôt qu’une communauté de frères et sœurs qui reconnaissent un seul père, « celui qui est aux cieux » (Mt 23, 9).

10. La charité portée disparue : can. 374, §1

« Les évêques […] sont constitués pasteurs dans l'Église pour être, eux-mêmes, maîtres de doctrine, prêtres du culte sacré et ministres de gouvernement » : voici le texte du premier paragraphe du can. 374, qui ouvre le chapitre dédié aux évêques. Les trois fonctions que ce canon leur attribue sont celles de la catéchèse (doctrine), la liturgie (culte) et le gouvernement. À propos de la fonction de gouvernement, Lumen gentium, au n. 27, rappelle que « l’évêque doit garder devant ses yeux l’exemple du bon Pasteur venu, non pas pour se faire servir, mais servir et donner sa vie pour ses brebis » et il évoque « que sa sollicitude s’étende, par la prière, la prédication et toutes les œuvres de charité soit [aux fidèles de son diocèse], soit également à ceux qui ne sont pas encore de l’unique troupeau ». Cette insistance sur les œuvres de charité semble pourtant disparue du code, au bénéfice de la seule fonction de gouvernement. Bien qu’elle soit l’une des trois tâches fondamentales de l’Église, avec la catéchèse et la liturgie[6], la charité ne figure même pas parmi les attitudes requises pour les candidats à l’épiscopat (cf. can. 378, §1), et si le code dédie aux deux autres fonctions son troisième et quatrième livre, la charité est portée disparue, il n’y a aucun livre qui traite de cette fonction[7]. Benoît XVI avait déjà signalé ce vide : « le code de droit canonique, dans les canons concernant le ministère épiscopal, ne traite pas expressément de la charité comme d’un domaine spécifique de l’activité épiscopale »[8]. On peut s’étonner que la loi fondamentale de la vie chrétienne soit si peu développée dans le code et dans le ministère des pasteurs. En particulier, comment peut-on bâtir une Église synodale sans une adéquate définition du service de charité dans toutes ses implications, notamment dans sa relation à la fonction de gouvernement ? 

Voici les dix cailloux que j’aimerais voir soumis au discernement synodal, mais surtout que j’aimerais voir modifiés, car ils sont révélateurs de l’héritage pré-conciliaire d’une vision ecclésiale de société parfaite plutôt que de communauté synodale. Dans leur formulation actuelle, ils expriment encore la logique ecclésiale sociétaire et stratifiée, que nous avons hérité de la structure féodale. Le Synode sur la synodalité nous invite à passer d’une vision ecclésiologique sociétaire hiérarchisée à une perspective bien plus communautaire, mais ce changement ne pourra pas se produire si on n’arrive pas à revoir la structure juridique qui nous soutienne, où la communauté est encore une inconnue à découvrir et décrire et le service de charité, qui en est le fondement, n’est même pas mentionné. Le moment est délicat, nous avons besoin de signaux clairs de cohésion et de ferme volonté d’aller en avant, de poursuivre le processus entamé par le Synode. Pourtant les dix commissions post-synodales, qui étaient censées présenter leurs rapports avant la fin juin, sont en retard à cause de la mort du pape François, selon la déclaration du secrétariat général du synode[9]. Elles demandent six mois supplémentaires. En attendant donc les fruit de cet important et attendu travail, je me permets de proposer cette réflexion, qui n’a aucune prétention d’avancer des solutions mais simplement d’attirer l’attention sur la nécessité de rendre efficace le processus synodal avec des réformes structurelles, qui touchent au cadre juridique ecclésial. Bref, pour passer de la conversion à la réforme, il faudra tôt ou tard mettre main à la structure institutionnelle avec son appareil législatif qui la soutienne, donc au code de droit canonique. Les questions que je soulève dans cet article me semblent importantes et, je le répète, elles sont ici simplement abordées, pour suggérer une vision d’ensemble. Il serait peut-être intéressant recevoir et recueillir des réactions. 

Cesare Baldi (*)

Lyon, 1 septembre 2025

(*) Cesare Baldi est directeur de l’IPER (Institut Pastorale d’études religieuses) de l’Université Catholique de Lyon. Missionnaire au Tchad, Côte d’Ivoire et Algérie, il a enseigné à l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (Abidjan) et à la Pontificale Université Grégorienne (Rome). Ses recherches portent notamment sur la pastorale missionnaire et sur l’action caritative de l’Église.


 

[1] F. Odinet, op. cit., 399.

[2]Cf. en particulier ma dernière étude sur l’activité pastorale, traduit en français avec le titre : « L’Église c’est nous. Peuple de rois, prêtres et prophètes » (Médiaspaul, 2024). Mais aussi ma recherche sur l’activité missionnaire : « Riunire i dispersi. Lineamenti di pastorale missionaria » (Tab edizioni, 2021).

[3] Cf. DF, n. 28.

[4] Ibid.

[5] Dans ce sens le décrit pape François dans la Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018, n. 2 : « une manière anormale de comprendre l’autorité dans l’Église ».

[6] Cf. Benoît XVI, Deus caritas est, n. 25. 

[7] Le livre III est dédié à la « fonction d’enseignement » (la catéchèse), le livre IV à la « fonction de sanctification » (la liturgie), mais le livre V aux « biens temporels de l’Église ». 

[8] Deus caritas est, n. 32.

[9] Cf. https://www.synod.va/it/news/tracce-per-la-fase-attuativa-del-sinodo-un-testo-a-servizio-dell.html

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